L’improvisation est le processus qui permet à l’artiste de créer une œuvre de manière spontanée en tenant compte de ce qu’il perçoit en lui  et autour de lui dans l’instant présent. Il s’agit d’un processus implicite qui échappe largement à la conscience de l’improvisateur au moment où il se produit et qui reste bien souvent un mystère pour le spectateur.

En réalité, l’improvisation n’est pas un phénomène mystérieux et inexplicable. Elle n’est pas le fruit du hasard ni d’une inspiration venue d’ailleurs. L’improvisation est un processus créatif qui peut s’expliquer. C’est ce que je vais tenter de faire dans cet exposé.

Dans un premier temps, j’explorerai de quelle manière la posture gestaltiste peut soutenir le processus d’improvisation. J’éclairerai ensuite le processus d’improvisation musicale à la lumière de la théorie du self afin de le rendre explicite. Enfin, j’aborderai le processus créatif dans une perspective de champ.

La situation que je vais décrire est l’improvisation que j’ai réalisée le 19 août 2016 dans la salle de concert du restaurant Angolo à Bienne (Suisse). J’étais alors accompagné du chanteur guitariste Diego Gadenz et du percussionniste Nando de Jesus. Nous avons interprété le morceau « Tarde Em Itapoã » composé par Vinicius de Moraes et Toquinho. L’archive peut être consultée sur le site https://vimeo.com/179564701.

LA POSTURE GESTALTISTE AU SERVICE DU PROCESSUS CREATIF

Présence

La posture gestaltiste invite à être là, présent dans l’ici et maintenant (Masquelier, 2015). Cette présence fait allusion à cet état particulier d’être pleinement là, de tout notre être, corps et âme. Cette présence à soi et à l’autre dans l’ici et maintenant est essentielle dans le processus d’improvisation. Elle permet à l’improvisateur d’être au contact des musiciens et de co-construire avec eux l’œuvre musicale dans l’instant présent tout en étant présent à lui-même et au contact de son énergie créatrice.

Lorsque je prends ma place sur scène aux côtés des musiciens, je suis pleinement là. Rien d’autre ne compte. Je perçois avec intensité la lumière des spots, les chuchotements du public, mes doigts posés sur le métal froid de mon saxophone. Je promène mon regard autour de moi pour découvrir mon environnement tout en goûtant à la sensation de joie et d’excitation que je perçois en moi. Je suis conscient de la situation particulière dans laquelle je me trouve et je me sens disponible pour ce qui va venir.

Conscience

On distingue deux formes de conscience : awareness et consciousness. L’awareness est un état de veille qui nous permet de percevoir à l’aide de tous nos sens et de manière simultanée ce qui se passe dans l’organisme et dans l’environnement dans l’ici et maintenant. Il s’agit d’une conscience diffuse qui capte une multitude d’éléments sans se fixer sur un objet particulier. Elle se manifeste généralement lorsque l’interaction à la frontière entre l’organisme et l’environnement est simple. La consciousness est une forme plus focalisée de conscience. Elle se concentre sur un aspect précis de l’expérience qui se déroule et se manifeste avec d’autant plus d’intensité que l’interaction à la frontière est difficile et compliquée (Masquelier, 2007).

L’awareness permet à l’improvisateur de percevoir la musique produite par les autres musiciens et d’appréhender l’œuvre en cours de création dans sa globalité. Elle lui permet également se sentir l’excitation provoquée par cette musique et qui lui donne envie de participer au processus collectif de création. Enfin, elle lui permet de s’ajuster immédiatement à ce qui se passe dans l’instant présent, à réagir instantanément à toutes les stimulations produites par les autres musiciens.

La consciousness lui permet de porter son attention sur certains aspects de l’événement en cours de création. Elle lui permet notamment de repérer clairement la forme rythmique et harmonique du morceau et de construire des phrases musicales en fonction de ces différents éléments. Elle lui permet de choisir consciemment la forme de ses phrases musicales, les temps de silence entre ses phrases ou entre ses notes, le volume et la texture du son, ou encore les dissonances et les résolutions harmoniques permettant d’apporter de l’intérêt au discours musical. Elle lui est particulièrement utile pour improviser sur des passages où il se sent en difficulté. C’est notamment le cas lorsque le tempo est très rapide, lorsque la structure rythmique est complexe ou lorsque la structure harmonique est inattendue.

Ces deux formes de conscience sont toutes les deux présentes dans le processus de création et sont toutes les deux indispensables à l’improvisateur. Ce dernier passe de l’une à l’autre en fonction de ce qu’il perçoit en lui et autour de lui. Tantôt il relâche son attention pour se rendre disponible à l’inattendu et laisser libre cours à sa fantaisie, tantôt il se concentre pour changer de direction, produire un effet particulier ou surmonter une difficulté.

Au moment où le guitariste annonce au public le titre du morceau que nous allions jouer, je suis dans un état d’awareness. Je suis conscient du lieu dans lequel je me trouve, de la présence du public, de la lumière, de la température de la salle, de la place que j’occupe sur scène, de la présence des deux autres musiciens à mes côtés, de l’instrument que je tiens entre mes mains. Lorsque le guitariste commence à jouer ses premières notes de musique, je passe soudain à un état de consciousness. Mon attention se focalise alors sur le rythme et l’harmonie produits par le guitariste. J’ai besoin de cette information pour m’engager dans le processus créatif. Une fois cette information perçue, je peux relâcher mon attention et repasser dans un état d’awareness. J’entends alors à nouveau le percussionniste et je perçois à nouveau le public autour de moi.  C’est dans cet état que je me prépare à démarrer mon improvisation.

 

Épochê

La posture gestaltiste invite à l’épochê, terme qui nous vient des philosophes grecs sceptiques et qui signifie suspension du jugement. Il s’agit de la mise entre parenthèses de tous les jugements concernant l’existence du monde, c’est-à-dire une suspension de tout jugement à propos de celle-ci de sorte qu’on ne la présuppose pas, ni ne la nie, ni ne l’affirme. C’est ce travail de dépouillement qu’on appelle la réduction phénoménologique et qui consiste à mettre entre parenthèses tout ce qui se formule autrement que « ceci m’apparaît » ici et maintenant (Janin, 2003).

Transposée à l’expérience d’improvisation musicale, cette suspension du jugement permet au musicien de déployer pleinement sa créativité sans se laisser freiner ou limiter par les jugements qu’il pourrait avoir sur son expression artistique ou sur celle des autres musiciens. Elle permet de rentrer de plein pied dans le processus créatif et d’accueillir par avance tout ce qui pourrait survenir. « Se tenir dans l’épochê implique de prendre le risque de faire le prochain pas sans savoir si le sol surgira sous mes pieds, prendre le risque du vide, de la dissolution, de la disparition, du naufrage. » (Andrianatrehina, 2012). Cette prise de risque est au cœur du processus d’improvisation.

Lorsque vient mon tour d’improviser, je lance une première phrase musicale sous forme d’un arpège que je répète plusieurs fois rapidement et sans rythme clairement défini. Je suis à la fois auteur et témoin de ce qui est en train de se produire. Je ne sais pas de quoi sera faite ma prochaine phrase. Les notes surgissent de mon instrument. Tout va très vite. Je suis pris dans le courant. Je n’ai pas le temps de penser.

Pour autant, la faculté de jugement n’est pas supprimée pendant le processus d’improvisation. Elle est simplement suspendue pour permettre l’expression la plus libre possible de la créativité. Elle reste néanmoins disponible et peut s’activer à tout moment. C’est notamment ce qui se passe lorsque le musicien perçoit un événement qui vient perturber ou interrompre le discours musical en cours de création.

Après mes premiers arpèges, je respire et j’enchaine avec une série de phrases plus structurées et plus rythmées. A ce moment-là, je m’aperçois que je suis légèrement en avance sur le tempo proposé par les autres musiciens. J’active alors mon jugement pour évaluer la vitesse à laquelle je joue et l’ajuster de manière à revenir au diapason du groupe. Je ralentis très légèrement mon jeu jusqu’au moment où je me sens ajusté. Je peux alors relâcher mon attention et suspendre à nouveau mon jugement pour poursuivre mon improvisation de manière spontanée et fluide.

Ouverture

L’attitude d’ouverture fait partie intégrante de la posture gestaltiste. Elle invite à ratisser le fond pour récolter les différents éléments de la situation, à se garder de toute hâte afin de permettre l’émergence d’une figure signifiante, et à balayer large de façon à prendre en compte de la complexité de la situation. Elle est surtout utile au démarrage de l’interaction et peut progressivement faire place à davantage de fermeté et de confrontation une fois que la figure se dégage (Masquelier, 2007).

Dans le processus d’improvisation, l’ouverture se manifeste le plus clairement dans les premiers instants de l’improvisation. Le musicien commence souvent par poser quelques notes d’approche afin de trouver ses repères et de prendre sa place dans le tissus sonore. Il prend le temps de sentir ce qui se passe en lui et ne sait pas encore précisément quelle forme prendra son discours musical. Il sait qu’il va construire son discours sur une certaine durée et il n’a pas intérêt à s’imposer trop fortement à ce stade. Il se laisse le temps de s’ajuster aux autres musiciens et leur laisse également le temps d’en faire de même avec lui. A ce stade tout est possible et la forme que prendra l’œuvre reste à découvrir.

Les premières phrases de mon improvisation m’ont permis de prendre ma place et de sentir l’interaction avec les musiciens. A ce stade, je n’ai pas la moindre idée des phrases que je vais jouer. Je suis curieux de voir de quelle manière le niveau d’énergie va évoluer. J’imagine que le niveau d’énergie montera progressivement pour redescendre ensuite à la fin du morceau, mais je ne connais pas par avance la forme exacte que prendra la figure musicale que nous créerons ensemble.

Au fur et à mesure que l’improvisation se déroule, l’ouverture laisse progressivement place à une plus grande affirmation. L’improvisateur prend les commandes. Il construit son discours. La figure qu’il produit se détache du fond et se fait plus précise. Il apparaît plus clairement. Sa voix est plus perceptible et se détache clairement de la mêlée. Il est à l’avant-plan tandis que les autres musiciens passent en arrière-plan. Il est maître à bord et entraîne les autres musiciens dans la direction qu’il propose.

J’avance dans la construction de mon discours musical. Mes phrases se font plus courtes. Je cherche à produire des formes plus claires, plus distinctes. J’utilise des répétitions, des symétries. Je ponctue mes phrases par des silences. J’appuie certaines notes. Je rythme mes mélodies. Je navigue sur la structure harmonique à la recherche d’intervalles intéressants. Je choisis certaines notes pour créer des tensions harmoniques et d’autres notes pour résoudre ces tensions. J’ai une idée plus précise de la figure que je veux produire et je me ferme progressivement à ce que les musiciens pourraient proposer et qui pourrait me faire dévier de ma trajectoire.

Le retour à l’ouverture en cours d’improvisation peut être utile pour donner un nouvel élan au processus créatif et faire émerger une nouvelle figure. C’est ce qui peut se produire lors de longues improvisations où les musiciens produisent plusieurs tableaux sonores distincts les uns des autres. Le retour à l’ouverture peut également être utile lorsque le musicien s’est trop centré sur lui-même au point d’en oublier le reste des musiciens et se retrouve déconnecté du groupe. Il lui permet alors de revenir au contact des autres musiciens et de renouer avec le processus créatif groupal.

Après avoir improvisé sur l’ensemble de la grille harmonique, je me tourne vers le guitariste et je rejoue les premières notes de la mélodie. Je veux lui faire comprendre que je souhaite qu’il rejoue l’ensemble du morceau alors que lui cherche à rester sur un seul accord. Le combat est inégal. Le guitariste reste sur un seul accord. Je finis par céder et me résous à lâcher le contrôle pour revenir à plus d’ouverture et terminer mon improvisation sur l’accord qu’il me propose. Je baisse alors progressivement mon volume, je remets plus d’espace entre mes notes, et je reviens progressivement à l’arrière-plan pour le laisser reprendre la main.

Avancer pas à pas

La posture gestaltiste invite à avancer de façon progressive afin de permettre l’éveil sensoriel, l’émergence de l’émotion, l’identification de l’émotion et l’expression de l’éprouvé (Masquelier, 2007). Ce processus prend du temps et ne saurait se déployer pleinement dans la hâte.

Le musicien ne fait pas exception à la règle. Il a besoin de temps pour éveiller ses sens, se laisser toucher par la musique et sentir de quelle manière son corps réagit aux rythmes et aux harmonies émergentes. Il a besoin de temps pour laisser apparaître son émotion et l’exprimer clairement. S’il va trop vite en besogne, son jeu risque d’être mécanique, froid, impersonnel.

Je décrirai plus précisément ce processus sous l’angle de la théorie du self. Pour l’heure, je me contenterai de noter l’importance d’avancer pas à pas et de prendre le temps de s’enraciner dans l’expérience sensible avant de s’élancer dans l’élaboration du discours musical. Ce n’est qu’à cette condition que le musicien peut se dévoiler et s’exprimer de manière authentique et habitée.

LE PROCESSUS CREATIF VU SOUS L’ANGLE DE LA THEORIE DU SELF

Le self est le processus de contact dans le champ (Willemann, 2004). Il est la manifestation produite par le champ. Le self est le contact en train de se produire à la frontière entre l’organisme et l’environnement. C’est un « aller vers », un mouvement permanent. Le self est un processus. C’est une manière d’être au monde.

Le cycle du contact est la séquence d’observation du self qui se déploie. La littérature ne s’accorde pas sur le nombre ou la dénomination des étapes de ce processus. Je retiendrai la définition de Ginger qui décrit le processus en 5 étapes : précontact, engagement, contact, désengagement et assimilation (Ginger, 1987).

Précontact – Cette première étape du cycle du contact démarre alors que le fond sensoriel antérieur est indifférencié, que l’organisme est au repos en état de réceptivité flottante aux sollicitations éventuelles de l’environnement (Salathé, 1992). Elle est le lieu de l’émergence de la sensation corporelle, du désir, de la curiosité, de l’intérêt, de l’élan, de l’instinct de vie qui peut nous porter vers l’environnement. Cette émergence part du corps. Elle laisse apparaître une figure qui émerge d’un fond indifférencié et qui va se préciser.

Avant de commencer mon improvisation, je ressens des sensations indifférenciées dans mon corps. Je sais que mon tour va arriver, que je vais bientôt me lancer dans un solo dont j’ignore la forme qu’il prendra. Je sens que mon corps bouge au rythme de la guitare et de la percussion. J’ai envie de me lever et de commencer à jouer.

Engagement – Cette deuxième étape du cycle contact s’accompagne d’une élévation du niveau énergétique ressenti comme une excitation (Salathé, 1992). L’excitation ressentie favorise l’orientation vers l’environnement. La figure devient plus claire.

Mon tour est enfin venu. Je me mobilise. Je me lève et porte le bec de mon saxophone à ma bouche. Je joue mes premières notes. Je m’ajuste au fond sonore que produisent les autres musiciens. Je prends mes marques et je construis mon discours qui prend progressivement forme. Je m’affirme de plus en plus clairement. J’exprime mon désir et ma joie de créer. Je me sens en interaction avec les musiciens et avec le public.

 

Contact – Cette phase du cycle est le moment où se situe l’échange entre l’organisme et l’environnement. C’est le moment de la fusion entre l’organisme et l’environnement. C’est une période d’accomplissement durant laquelle l’énergie se décharge. La frontière est abolie. C’est le moment nourrissant où organisme et environnement prennent et donnent en même temps. Toute attitude délibérée est alors relâchée et il y a une action unitaire spontanée de perception, de mouvement et de sentiment (Perls, Hefferline, Goodman, 1951).

Les musiciens parlent du « climax », ce moment où la musique produit un effet émotionnel clair et puissant. Ce moment arrive généralement après une montée progressive d’énergie ou de tension et se produit au moment de la résolution de la tension.

C’est ce que je vis au moment précis où, après avoir joué plusieurs phrases sans référence claire à la mélodie originale, je reprends la mélodie originale sur un accord majeur et j’enchaîne avec un arpège à la façon d’un feu d’artifice. Cet instant provoque chez le guitariste un tel effet qu’il ne peut s’empêcher de pousser un cri. Je ressens une sensation de plénitude et de joie profonde. La magie de la musique est en train d’opérer.

 

Désengagement – Nourri par le plein contact avec l’environnement et encore habité par le sentiment d’accomplissement survenu à la fin du contact, l’organisme peut se désengager. Ce désengagement se fait naturellement, progressivement, et s’accompagne d’une conscience plus différenciée de l’environnement. L’autre apparaît plus clairement tandis que le sujet distingue plus clairement ses ressentis et peut les localiser plus précisément dans son corps.

Vers la fin de mon solo, je sens que j’ai tout dit. Je me sens prêt à me retirer. Je diminue alors l’intensité de mon jeu. Je regarde le guitariste pour lui faire comprendre que je vais lui laisser la main. Progressivement, je cesse de jouer et je me rassois sur ma chaise. J’entends plus clairement le son de la guitare et de la percussion. Je passe en arrière-plan.

Assimilation – Dans cette dernière étape du cycle de contact, le besoin est satisfait et part en arrière-plan, laissant place à un vide fertile qui permet l’émergence d’un nouveau besoin. Il y a interaction flottante entre l’organisme et l’environnement qui n’est pas un rapport figure-fond (Perls, Hefferline, Goodman, 1951). L’expérience est assimilée, l’organisme est nourri et retrouve son état d’équilibre. Si le processus d’assimilation est inconscient, le sujet peut néanmoins détecter les sensations subtiles qui l’accompagnement.

Cette phase d’assimilation s’enclenche immédiatement à la fin de mon solo. Je digère ce qui vient de se passer. J’entends la musique autour de moi mais elle me paraît lointaine. Je sais que je vais devoir reprendre ma place et rejouer avant la fin du morceau, mais je ressens le besoin de prendre quelques secondes pour assimiler l’expérience que je viens de vivre. Après quelques secondes passées dans cet état de vide fertile, je sens à nouveau l’envie de jouer. C’est alors que je porte à nouveau le bec de mon saxophone à la bouche et que j’apporte à l’œuvre quelques touches discrètes. Un nouveau cycle du contact s’enclenche alors et se déploie sous forme d’un dialogue musical avec le guitariste avant de se terminer par le souffle de mes dernières notes de musique et les applaudissements du public.

LE PROCESSUS CREATIF DANS UNE PERSPECTIVE DE CHAMP

La perspective de champ définit le rapport du sujet au monde dans la dynamique du champ organisme/environnement. Elle suggère que l’organisme et l’environnement s’influencent simultanément. Selon Robine (2012), « nous sommes créés par les situations en même temps que nous créons les situations ».

Mon improvisation se déroule dans une situation particulière. Je me trouve à un moment donné sur scène dans une salle de concert aux côtés de deux autres musiciens face à un public qui a payé pour venir nous écouter. La présence du public me pousse à me comporter avec une certaine réserve sur scène de façon à ne pas attirer l’attention sur moi pendant les moments où je ne joue pas et me pousse à m’exprimer avec exubérance lorsque vient mon tour d’improviser. Elle me pousse également à être pleinement présent et attentif afin de produire une musique répondant à l’exigence de qualité attendue d’une production musicale payante. Au moment de jouer, les sons produits par le guitariste et le percussionniste me mettent en mouvement et guident mon improvisation tandis que mes notes les font également réagir et s’ajuster à mon jeu. La présence du public me soutient et m’encourage à m’exprimer tandis que les mélodies qui s’échappent de mon saxophone mettent leurs corps en mouvement et font naître chez eux des émotions qu’ils manifestent par des hochements de tête ou des applaudissements.

Le champ est constitué de tout ce qui est pertinent pour un sujet à un moment donné (Robine, 2008). Tous les éléments décrits ci-dessus font partie du champ. Ils m’influencent et je les influence en permanence. C’est dans ce champ – ou dans cette situation – que se produit le contact organisme/environnement. Ma manière d’être en contact avec les musiciens et le public à ce moment-là est intimement liée à cette situation particulière dans laquelle je me trouve.

Parlett (1999) a identifié cinq principes qui caractérisent la théorie du champ : l’organisation, la contemporanéité, la singularité, le processus changeant et le rapport pertinent. Voyons comment ces principes s’appliquent au processus créatif.

L’organisation – Le sens d’un comportement provient de la prise en compte de la situation totale, de la totalité des faits co-existants. Tout est en mouvement permanent. Tout est interdépendant.

Dans le cas de mon improvisation musicale, l’interdépendance se vérifie dans l’interaction permanente qui existe entre les différents musiciens qui ne cessent de s’influencer les uns les autres. L’œuvre musicale est le fruit d’une co-construction à laquelle tous les éléments du champ participent.

La contemporanéité – Le comportement présent s’explique par la constellation des influences dans le champ présent. Seul le moment présent compte. Le caractère de la situation à un moment donné comprend à la fois le passé-souvenu-maintenant et le futur-anticipé-maintenant.

Lorsque j’improvise, je suis dans l’instant présent tout en me souvenant des dernières notes que je viens de jouer et en imaginant déjà la suite de ma phrase. Cette capacité d’être dans l’instant présent tout en tenant compte de ce qui vient de se produire, de ce qui se passe à l’instant et de la suite que j’anticipe en fonction me permet de construire un discours musical cohérent et ajusté à la situation.

La singularité – Cette situation est unique et ne se reproduira jamais à l’identique. La musique apparue dans cette situation n’apparaîtra plus jamais de la même manière. Elle est le fruit de la rencontre singulière entre une multitude de facteurs indépendants et co-existants qui participent au processus créatif tout en se laissant transformer par celui-ci.

Je change à l’occasion de l’expérience musicale en cours. Je prends des risques. Je découvre de nouvelles modalités d’expression, de nouvelles combinaisons de notes, de nouveaux intervalles, de nouvelles formes. Je découvre également ce qui ne me plaît pas dans mon jeu et que je veux changer. Je progresse. J’apprends. Et je ne pourrai plus jamais reproduire à l’identique la musique que je suis en train de créer dans cette situation. Le public étant lui aussi transformé par l’expérience en cours, il n’écoutera jamais plus ma musique de la même façon même s’il a l’occasion de s’en procurer l’enregistrement.

Le processus changeant – Chaque expérience est provisoire dans un champ en perpétuel changement. Chaque expérience se construit d’instant en instant.

Le processus d’improvisation en est la parfaite illustration. L’œuvre se crée au fur et à mesure des sons et des rythmes qui émergent du groupe et qui s’organisent spontanément pour créer un tout cohérent. Chaque note appelle la suivante. Chaque phrase oriente la suite du discours.

Le rapport pertinent – Selon ce principe, aucune partie du champ ne doit être exclue, ni considérée a priori comme non pertinente : chaque élément de la situation en cours contribue de façon significative ou potentiellement significative à son organisation.

Chaque musicien joue un rôle déterminant dans la création de l’œuvre commune et chacune de ses manifestations peut potentiellement changer l’organisation de l’œuvre. Cela est vrai pour les sons que chaque musicien produit pendant la création de l’œuvre, mais aussi pour chaque événement qui peut se produire dans le champ (mouvements corporels des musiciens ou des personnes dans le public, exclamations, applaudissements, etc.). Par exemple, je vois le guitariste baisser brusquement le manche de sa guitare alors que je suis en plein solo. J’interprète ce geste comme un signe d’approbation et un encouragement à poursuivre mon solo avec l’énergie présente à cet instant. Je sens alors le désir de m’affirmer davantage et de déployer ma créativité avec encore plus d’audace. Son comportement a eu à ce moment-là une influence significative sur ma manière de jouer.

La perspective de champ permet au musicien de ne pas se sentir seul responsable de la musique qu’il produit. Cette musique est issue du « ça de la situation ». Elle est le fruit de l’interaction de tous les éléments du champ dans l’instant. Cette conscience protège l’artiste de la tentation de se juger trop durement lorsqu’il n’est pas satisfait de son improvisation ou au contraire de s’en attribuer tous les mérites.

CONCLUSION

Le sujet est loin d’être épuisé.  Je pourrais dire bien des choses encore au sujet du lien entre la conscience et le processus d’improvisation, de la corrélation entre le degré de maîtrise de l’instrument et la capacité à rester dans un état d’awareness, ou encore de l’utilité de l’état de détente pour permettre une expression artistique fluide et spontanée. Je pourrais également développer le rapport fond/figure, la notion d’ajustement créateur et conservateur, l’utilité des modes de régulation, ou encore les modalités du self à l’œuvre dans le processus d’improvisation. Tous ces sujets mériteraient qu’on s’y attarde tant ils sont des illustrations vivantes de l’utilité de la posture gestaltiste pour le processus créatif.

EPILOGUE

Il est 19h30. Je viens de terminer la présentation publique de mon écrit d’intégration marquant la fin de mon deuxième cycle de formation à l’École Parisienne de Gestalt.

Relevant à juste titre que mon écrit décrivait sur une situation antérieure au début de ma formation, la thérapeute chargée de valider mon écrit me demande d’écrire une ou deux pages supplémentaires pour se faire une idée plus actuelle de la manière dont j’ai intégré la posture gestaltite au cours de ma formation.

J’accueille les derniers retours de mes collègues. Je m’imagine que je devrais ressentir de la joie, du soulagement et de la détente mais ce n’est pas ce qui se passe. Je ressens au contraire un nœud dans la gorge, une sensation d’oppression au centre de ma poitrine, une envie de pleurer. La douleur est insupportable.

Je repense à mon introduction, à mon improvisation, aux éclairages que j’ai proposés, à ma façon de passer d’un concept à l’autre, aux liens que j’ai fait entre mon processus d’improvisation et ma pratique professionnelle, aux retours que j’ai reçus, à ma résistance face à la demande d’écrire ces deux pages supplémentaires.

Je me demande si j’ai été suffisamment authentique, suffisamment clair, suffisamment précis, suffisamment convainquant, suffisamment attentif à mon environnement. Et toujours cette douleur lancinante dans ma poitrine.

Le processus d’assimilation est à l’œuvre. Je choisis alors de me retirer et de commencer à écrire ces lignes en espérant que l’écriture m’aidera à fermer la Gestalt et à faire passer cette expérience dans le fond.

L’écriture me permet de passer de la conscience diffuse et corporelle de mon mal être à la conscience plus précise et plus focalisée de mes pensées. Je réalise assez vite que j’ai succombé à la tentation irrésistible de me juger moi-même durement. Je suis en train d’évaluer sévèrement le résultat du processus créatif que je viens de vivre plutôt que de l’accueillir comme étant le résultat du « ça de la situation ».

Je me raconte que je n’ai pas bien joué, que je n’ai pas été créatif, que mon son n’était pas beau, que les idées musicales que j’ai exprimées étaient pour la plupart sans intérêt, que je ne suis pas au niveau des maîtres que je cherche à imiter, que je ne suis pas réellement doué pour la musique, que personne ne s’intéresse à ce que j’exprime, que je n’ai pas suffisamment travaillé mon instrument, et que je n’arriverai jamais à progresser bien au-delà de mon niveau actuel. Je me dis que je suis condamné à la médiocrité et que je ne serai jamais l’artiste pétri de talent que mes professeurs ou les membres de ma famille ont vu en moi.

Je réalise alors que les jugements que je me sers moi-même sont très probablement l’expression d’introjets profondément enfouis dans le fond et qui échappent largement à ma conscience. Je les devine mais je peine à les identifier. Si je leur prêtais ma plume, ils me diraient peut-être « sois bon », « sois meilleur », « sois excellent », « sois créatif », « sois mature », « enrichis ton vocabulaire », « sois intéressant », « sois brillant », « joue juste », « sois plus précis », « ne me déçois pas ». Autant de façons différentes de me dire « tu n’es pas assez », « tu n’es pas digne d’être aimé pour qui tu es », « tu n’as pas ta place ».

Ces introjets ternissent mon image de moi et affectent mon estime de moi. Ils me découragent de prendre le risque de montrer mon imperfection. Ils me poussent à limiter mon périmètre d’exploration pour rester dans la répétition de mes ajustements conservateurs. Ils rendent plus difficile et plus périlleuse l’expression de ma fantaisie et de mon élan créateur. Ils me coupent des autres et m’enferment dans une profonde solitude. Ils rendent difficile l’assimilation de cette dernière expérience au cours de laquelle j’ai pourtant pris du plaisir et qui m’a donné l’occasion d’entendre des retours soutenants et approbateurs.

La mise en conscience de ces introjets et des jugements qui en découlent me permet de percevoir la situation sous un nouveau jour. Je peux maintenant mettre ces jugements à distance et laisser émerger d’autres souvenirs, d’autres pensées, d’autres sensations. Je reconnais que j’ai effectivement été courageux de me lancer sans filet dans l’incertitude de l’improvisation au risque de me décevoir moi-même et de me blesser dans mon amour propre. Je peux alors accueillir les retours que j’ai entendus et qui m’encouragent à renouveler l’expérience de l’ajustement créateur et du dévoilement de soi.

Je comprends mieux la résistance que j’ai éprouvée lorsque j’ai entendu la demande d’écrire une ou deux pages supplémentaires. Elle venait renforcer l’idée que je n’en avais pas assez fait, que j’étais décevant, et qu’il fallait faire mieux. Toujours mieux. Jusqu’au moment où j’ai pu voir dans cette demande non pas une sanction mais plutôt une occasion qui m’était offerte d’être plus présent à moi-même.

Tandis que j’écris ces lignes, je sens ma gorge se dénouer et la douleur dans ma poitrine se dissiper progressivement. Je me sens plus détendu, plus tranquille, plus serein. La figure retourne dans le fond. Le processus d’assimilation peut se poursuivre de façon plus fluide et plus efficace. Je peux maintenant aller me coucher avec un sentiment de fierté et la satisfaction du travail accompli.

Je réalise à présent l’importance de mettre des mots sur ce qui se passe en moi dans ce temps d’assimilation. La verbalisation de mon expérience me permet de l’éclairer, de la contempler, de la comprendre, d’en distinguer les différents éléments et d’éviter de me laisser contaminer par mes introjets invalidants.

Je vois aussi que ces introjets sont très puissants et qu’ils sont encore à l’œuvre au moment où j’écris ces lignes. Ils me chuchotent que je pourrais en écrire davantage, que je pourrais être encore plus précis. Ma gorge se resserre, la tension apparaît à nouveau dans ma poitrine.

C’est peut-être pour éviter ce ressenti douloureux que je me suis peu dévoilé dans mon écrit d’intégration. J’ai choisi de parler d’une situation lointaine que je connaissais bien et qu’avais eu largement le temps d’assimiler. Je n’ai pris aucun risque en écrivant mon écrit d’intégration et je n’en ai pas appris grand-chose. J’ai fait un ajustement conservateur pour éviter le risque de sentir.

Et là je sens.

BIBLIOGRAPHIE

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